lundi 22 avril 2019


LA FAMINE DE 1932/33
EN UKRAINE : quelle interprètation ?
( Professeur Nicolas WERTH )
vendredi 2 janvier 2009.
La famine de 1932-1933 en Ukraine : quelle interprétation ?
Pr Nicolas WERTH Conférence du 29.11.2008 à la Mairie du 2° à LYON (75° Anniversaire HOLODOMOR)
Entre l’automne 1932 et l’été 1933, plusieurs millions de personnes moururent de faim en Ukraine et au Kouban, une région du Caucase du nord administrativement rattachée à la République russe, mais peuplée principalement d’Ukrainiens. Jusqu’à la perestroika gorbatchévienne, cette tragédie fut totalement passée sous silence en URSS. La réalité de la famine de 1932-1933 ne fut officiellement reconnue, en Ukraine, qu’en décembre 1987, lors du discours prononcé par Scerbyckyj, le Premier secrétaire du parti communiste ukrainien, à l’occasion du 70ème anniversaire de l’établissement de la République. Depuis, l’accès à un certain nombre de sources longtemps fermées, telles que les résolutions secrètes du Politburo ou du Comité central du Parti communiste d’Ukraine, la correspondance entre Staline et ses plus proches collaborateurs, Molotov et Kaganovitch, les rapports de la police politique sur la situation dans les campagnes a permis de mieux comprendre les mécanismes politiques à l’œuvre et les responsabilités des plus hauts dirigeants soviétiques dans la genèse, puis dans l’aggravation de la famine en Ukraine et au Kouban. Mais aussi de mieux saisir les caractéristiques propres de la famine ukrainienne par rapport aux autres famines qui,en 1931-1933, se sont abattues sur toute une série de régions de l’URSS : le Kazakhstan ( entre 1,1 et 1,4 millions de morts, soit près du tiers de la population autochtone kazakhe !), la Sibérie occidentale, les régions de la Volga ( plusieurs centaines de milliers de morts) . Comme l’avaient déjà démontré, il y a près de 25 ans déjà, Robert Conquest, auteur d’un ouvrage fondamental sur la famine , et James Mace, un autre universitaire pionnier sur le sujet, les famines soviétiques du début des années 1930 ont été des « man-made famines », résultant non de calamités météorologiques, mais bien d’une politique de prélèvements prédateurs et totalement disproportionnés aux récoltes menée par le régime stalinien. Un régime qui venait d’imposer à la paysannerie la collectivisation forcée et le système des kolkhozes, massivement rejeté par les paysans. La collectivisation - accompagnée, au Kazakhstan d’une politique de sédentarisation forcée des éleveurs nomades - eut des conséquences catastrophiques, brisant à la racine un mode de vie et de production séculaires, bref toute une culture paysanne. Concernant la famine ukrainienne, les recherches récentes ont mis en évidence un certain nombre de points qui relevaient jusque-là davantage d’hypothèses que de faits avérés :
   Staline était parfaitement informé, dès le printemps 1932, de la situation catastrophique des kolkhozes ukrainiens, mais refusa de baisser le niveau de prélèvements étatiques sur la future récolte, afin de ne pas compromettre le plan d’exportation de céréales destiné à financer l’importation massive de biens d’équipement pour l’industrialisation accélérée du pays ;
   Devant l’opposition aux « objectifs de collecte » manifestée par une partie des cadres communistes ukrainiens et la résistance de la paysannerie ukrainienne, Staline décida, à partir de l’été 1932, d’aggraver intentionnellement la famine pour briser dans l’œuf le « nationalisme ukrainien ».
   Staline imposa, à partir de janvier 1933, un véritable blocus des campagnes ukrainiennes livrées à la famine : des cordons de troupes furent déployées pour empêcher toute fuite des paysans et toute diffusion d’informations sur une famine passée totalement sous silence par les autorités.
Depuis la fin des années 1980, la « redécouverte » de la famine de 1932-1933 a joué un rôle crucial dans la vie politique ukrainienne, dans la confrontation entre partisans d’une rupture avec l’URSS (puis avec la Russie) et partisans d’un maintien de liens étroits avec le « grand frère russe ». Le Holodomor, nouveau terme forgé en Ukraine (à partir de holod, la faim et de mor, racine du verbe moryty signifiant épuiser, laisser souffrir sans intervenir) pour définir l’extermination de masse par la faim et son caractère intentionnel a non seulement occupé le centre du débat politique et culturel, il est devenu partie intégrante du processus de reconstruction étatique et nationale dans l’Ukraine post-soviétique. La période post-communiste en Ukraine indépendante s’est ouverte sur une remise en question des valeurs du régime précédent, de la mémoire historique institutionnalisée par le pouvoir soviétique. On le sait, toute collectivité en cours de reconstruction identitaire a besoin de se redéfinir, de redéfinir la mémoire collective, nationale, sur laquelle elle s’appuie, dans laquelle elle s’enracine, de revoir son passé, en choisissant des événements fondateurs qui vont asseoir le nouveau mythe national. Celui-ci se construit aujourd’hui autour de la victimisation du peuple ukrainien et le Holodomor y joue un rôle majeur. C’est dans ce contexte que le Parlement de la République d’Ukraine a, en novembre 2006, officiellement reconnu la famine de 1932-1933 comme un génocide perpétré par le régime de Staline contre le peuple ukrainien.
La qualification de la famine de 1932-1933 comme génocide fait débat parmi les historiens, tant russes, ukrainiens qu’occidentaux qui se sont penchés sur la question. En schématisant, on peut distinguer deux principaux courants interprétatifs. Il y a d’une part les historiens qui voient dans la famine un phénomène organisé artificiellement, planifié dès 1930, par le régime stalinien pour briser la résistance, particulièrement forte, des paysans ukrainiens au système kolkhozien et, au-delà, détruire la nation ukrainienne, dans sa spécificité « paysanne-nationale », qui constituait un sérieux obstacle sur la voie de la transformation de l’URSS en un Etat impérial d’un type nouveau, dominé par la Russie. Ces historiens soutiennent la thèse du génocide. D’autre part, il y a les historiens qui, tout en reconnaissant la nature criminelle des politiques staliniennes, estiment nécessaire d’étudier l’ensemble des famines soviétiques des années 1931-1933 comme un phénomène complexe dans lequel plusieurs facteurs, de la situation géopolitique aux impératifs d’industrialisation et de modernisation accélérées, ont joué un rôle important, à côté des « intentions impériales » de Staline. Pour ces historiens, la qualification de « génocide » ne s’impose pas pour qualifier la famine de 1932-1933 en Ukraine et au Kouban. L’historien italien Andrea Graziosi, spécialiste de l’histoire ukrainienne, a récemment proposé un « dépassement » de ces deux positions à la lumière d’une approche comparative des diverses famines soviétiques du début des années 1930 et d’une étude approfondie de la chronologie, et je le suis volontiers. Les famines qui surviennent en URSS à partir de 1931 apparaissent comme les conséquences directes, mais non prévues, non programmées, des politiques d’inspiration idéologique mises en œuvre depuis fin 1929 : collectivisation forcée, dékoulakisation, imposition du système kolkhozien, prélèvements démesurés sur les récoltes et le cheptel. Jusqu’à l’été 1932, la famine ukrainienne, qui s’annonce déjà, s’apparente aux autres famines, qui ont débuté ailleurs plus tôt. Mais à partir de l’été 1932, la famine ukrainienne change de nature dès lors que Staline décide d’utiliser l’arme de la faim, d’aggraver la famine qui commençait, de l’instrumentaliser, de l’amplifier intentionnellement pour punir les paysans ukrainiens qui refusent le « nouveau servage » et pour briser le « nationalisme ukrainien » ressenti comme une menace au projet de construction d’un Etat soviétique centralisé et dictatorial. Si les paysans sont le plus durement frappés par la faim entraînant la mort, dans des conditions atroces, de millions de personnes, une autre forme de répression, policière cette fois, s’abat, au même moment, sur les élites politiques et intellectuelles de l’Ukraine, des instituteurs de village aux dirigeants nationaux, en passant par l’intelligentsia. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens sont arrêtés et condamnés à des peines de camp.
Deux considérations apparaissent comme fondamentales pour définir la famine ukrainienne de 1932-1933 comme un génocide au sens de la Convention de l’ONU de décembre 1948 : l’intentionnalité et le ciblage ethnique-national du groupe (l’article II de la Convention ne reconnaissant que les groupes nationaux, ethniques, raciaux et religieux - et non les groupes sociaux ou politiques). L’intentionnalité semble suffisamment établie ; à cet égard, la résolution du 22 janvier 1933, signée de Staline et ordonnant le blocus de l’Ukraine et du Kouban, région du Caucase du nord peuplée majoritairement d’Ukrainiens, blocus ayant pour conséquence une aggravation intentionnelle de la famine dans les régions de population ukrainienne et dans celles-ci uniquement , est un document capital. Sur la question du groupe-cible - Staline visait-il les paysans d’Ukraine et du Kouban en tant que paysans ou en tant qu’ukrainiens ? - point crucial s’agissant de la qualification de génocide, les avis divergent. Je rappellerai simplement ici que pour Staline, la question paysanne ukrainienne était « par essence, une question nationale, la paysannerie constituant la force principale du mouvement national » (1925). Briser la paysannerie ukrainienne, c’était briser le plus puissant mouvement national capable de s’opposer au processus de construction de l’URSS. Au moment même où la famine décimait la paysannerie ukrainienne, toute la politique d’ukrainisation menée depuis le début des années 1920 était condamnée ; les élites culturelles et religieuses ukrainiennes poursuivies et massivement arrêtées ; les Ukrainiens vivant hors d’Ukraine (notamment au Kouban, région du Caucase du nord administrativement rattachée à la Russie) soumis à une politique de russification. Cette orientation spécifiquement anti-ukrainienne permet donc de qualifier de génocide l’ensemble des actions politiques menées intentionnellement, à partir de la fin de l’été 1932, par le régime stalinien pour punir par la faim et par la terreur la paysannerie ukrainienne, actions qui eurent pour conséquence la mort de plus de quatre millions de personnes en Ukraine et au Caucase du nord. Je signale à cet égard qu’un texte, tout récemment retrouvé dans les archives, de Raphael Lemkin, l’inventeur du concept de génocide, montre, sans ambigüité, que Lemkin considérait la famine organisée de 1932-1933 en Ukraine ( et les répressions menées conjointement contre les élites culturelles et spirituelles, ainsi que la politique de russification) comme un génocide contre le peuple ukrainien. « The classic example of Soviet genocide, its longest and broadest experiment in Russification - the destruction of the Ukrainian nation. Il n’en reste pas moins que le Holodomor a été très différent de l’Holocauste. Il ne se proposait pas l’extermination de la nation ukrainienne tout entière, dans sa totalité. Il ne reposa pas sur le meurtre direct des victimes. Il fut motivé et élaboré sur la base d’une rationalité politique et non pas sur des fondements ethniques ou raciaux. Toutefois, par le nombre de ses victimes, le Holodomor, replacé dans son contexte historique, est le seul événement européen du XXème siècle qui puisse être comparé aux deux autres génocides, le génocide arménien et l’Holocauste.