LA FAMINE DE 1932/33
EN UKRAINE : quelle interprètation ?
( Professeur Nicolas WERTH )
vendredi 2 janvier 2009.
La famine de 1932-1933 en Ukraine : quelle
interprétation ?
Pr
Nicolas WERTH Conférence du 29.11.2008 à la Mairie du 2° à LYON (75° Anniversaire
HOLODOMOR)
Entre
l’automne 1932 et l’été 1933, plusieurs millions de personnes moururent de faim
en Ukraine et au Kouban, une région du Caucase du nord administrativement
rattachée à la République russe, mais peuplée principalement d’Ukrainiens.
Jusqu’à la perestroika gorbatchévienne, cette tragédie fut totalement passée
sous silence en URSS. La réalité de la famine de 1932-1933 ne fut
officiellement reconnue, en Ukraine, qu’en décembre 1987, lors du discours
prononcé par Scerbyckyj, le Premier secrétaire du parti communiste ukrainien, à
l’occasion du 70ème anniversaire de l’établissement de la République. Depuis,
l’accès à un certain nombre de sources longtemps fermées, telles que les
résolutions secrètes du Politburo ou du Comité central du Parti communiste
d’Ukraine, la correspondance entre Staline et ses plus proches collaborateurs,
Molotov et Kaganovitch, les rapports de la police politique sur la situation
dans les campagnes a permis de mieux comprendre les mécanismes politiques à
l’œuvre et les responsabilités des plus hauts dirigeants soviétiques dans la
genèse, puis dans l’aggravation de la famine en Ukraine et au Kouban. Mais
aussi de mieux saisir les caractéristiques propres de la famine ukrainienne par
rapport aux autres famines qui,en 1931-1933, se sont abattues sur toute une
série de régions de l’URSS : le Kazakhstan ( entre 1,1 et 1,4 millions de
morts, soit près du tiers de la population autochtone kazakhe !), la
Sibérie occidentale, les régions de la Volga ( plusieurs centaines de milliers
de morts) . Comme l’avaient déjà démontré, il y a près de 25 ans déjà, Robert
Conquest, auteur d’un ouvrage fondamental sur la famine , et James Mace, un
autre universitaire pionnier sur le sujet, les famines soviétiques du début des
années 1930 ont été des « man-made famines », résultant non de
calamités météorologiques, mais bien d’une politique de prélèvements prédateurs
et totalement disproportionnés aux récoltes menée par le régime stalinien. Un
régime qui venait d’imposer à la paysannerie la collectivisation forcée et le
système des kolkhozes, massivement rejeté par les paysans. La collectivisation
- accompagnée, au Kazakhstan d’une politique de sédentarisation forcée des
éleveurs nomades - eut des conséquences catastrophiques, brisant à la racine un
mode de vie et de production séculaires, bref toute une culture paysanne.
Concernant la famine ukrainienne, les recherches récentes ont mis en évidence
un certain nombre de points qui relevaient jusque-là davantage d’hypothèses que
de faits avérés :
Staline était parfaitement informé, dès
le printemps 1932, de la situation catastrophique des kolkhozes ukrainiens,
mais refusa de baisser le niveau de prélèvements étatiques sur la future
récolte, afin de ne pas compromettre le plan d’exportation de céréales destiné
à financer l’importation massive de biens d’équipement pour l’industrialisation
accélérée du pays ;
Devant l’opposition aux « objectifs
de collecte » manifestée par une partie des cadres communistes ukrainiens
et la résistance de la paysannerie ukrainienne, Staline décida, à partir de
l’été 1932, d’aggraver intentionnellement la famine pour briser dans l’œuf le
« nationalisme ukrainien ».
Staline imposa, à partir de janvier 1933,
un véritable blocus des campagnes ukrainiennes livrées à la famine : des
cordons de troupes furent déployées pour empêcher toute fuite des paysans et
toute diffusion d’informations sur une famine passée totalement sous silence
par les autorités.
Depuis
la fin des années 1980, la « redécouverte » de la famine de 1932-1933
a joué un rôle crucial dans la vie politique ukrainienne, dans la confrontation
entre partisans d’une rupture avec l’URSS (puis avec la Russie) et partisans
d’un maintien de liens étroits avec le « grand frère russe ». Le Holodomor,
nouveau terme forgé en Ukraine (à partir de holod, la faim et de mor, racine du
verbe moryty signifiant épuiser, laisser souffrir sans intervenir) pour définir
l’extermination de masse par la faim et son caractère intentionnel a non
seulement occupé le centre du débat politique et culturel, il est devenu partie
intégrante du processus de reconstruction étatique et nationale dans l’Ukraine
post-soviétique. La période post-communiste en Ukraine indépendante s’est
ouverte sur une remise en question des valeurs du régime précédent, de la
mémoire historique institutionnalisée par le pouvoir soviétique. On le sait, toute
collectivité en cours de reconstruction identitaire a besoin de se redéfinir,
de redéfinir la mémoire collective, nationale, sur laquelle elle s’appuie, dans
laquelle elle s’enracine, de revoir son passé, en choisissant des événements
fondateurs qui vont asseoir le nouveau mythe national. Celui-ci se construit
aujourd’hui autour de la victimisation du peuple ukrainien et le Holodomor y
joue un rôle majeur. C’est dans ce contexte que le Parlement de la République
d’Ukraine a, en novembre 2006, officiellement reconnu la famine de 1932-1933
comme un génocide perpétré par le régime de Staline contre le peuple ukrainien.
La
qualification de la famine de 1932-1933 comme génocide fait débat parmi les
historiens, tant russes, ukrainiens qu’occidentaux qui se sont penchés sur la
question. En schématisant, on peut distinguer deux principaux courants
interprétatifs. Il y a d’une part les historiens qui voient dans la famine un
phénomène organisé artificiellement, planifié dès 1930, par le régime stalinien
pour briser la résistance, particulièrement forte, des paysans ukrainiens au
système kolkhozien et, au-delà, détruire la nation ukrainienne, dans sa
spécificité « paysanne-nationale », qui constituait un sérieux
obstacle sur la voie de la transformation de l’URSS en un Etat impérial d’un
type nouveau, dominé par la Russie. Ces historiens soutiennent la thèse du
génocide. D’autre part, il y a les historiens qui, tout en reconnaissant la
nature criminelle des politiques staliniennes, estiment nécessaire d’étudier
l’ensemble des famines soviétiques des années 1931-1933 comme un phénomène
complexe dans lequel plusieurs facteurs, de la situation géopolitique aux impératifs
d’industrialisation et de modernisation accélérées, ont joué un rôle important,
à côté des « intentions impériales » de Staline. Pour ces historiens,
la qualification de « génocide » ne s’impose pas pour qualifier la
famine de 1932-1933 en Ukraine et au Kouban. L’historien italien Andrea
Graziosi, spécialiste de l’histoire ukrainienne, a récemment proposé un
« dépassement » de ces deux positions à la lumière d’une approche
comparative des diverses famines soviétiques du début des années 1930 et d’une
étude approfondie de la chronologie, et je le suis volontiers. Les famines qui
surviennent en URSS à partir de 1931 apparaissent comme les conséquences
directes, mais non prévues, non programmées, des politiques d’inspiration
idéologique mises en œuvre depuis fin 1929 : collectivisation forcée,
dékoulakisation, imposition du système kolkhozien, prélèvements démesurés sur
les récoltes et le cheptel. Jusqu’à l’été 1932, la famine ukrainienne, qui
s’annonce déjà, s’apparente aux autres famines, qui ont débuté ailleurs plus
tôt. Mais à partir de l’été 1932, la famine ukrainienne change de nature dès
lors que Staline décide d’utiliser l’arme de la faim, d’aggraver la famine qui
commençait, de l’instrumentaliser, de l’amplifier intentionnellement pour punir
les paysans ukrainiens qui refusent le « nouveau servage » et pour
briser le « nationalisme ukrainien » ressenti comme une menace au
projet de construction d’un Etat soviétique centralisé et dictatorial. Si les
paysans sont le plus durement frappés par la faim entraînant la mort, dans des
conditions atroces, de millions de personnes, une autre forme de répression,
policière cette fois, s’abat, au même moment, sur les élites politiques et
intellectuelles de l’Ukraine, des instituteurs de village aux dirigeants nationaux,
en passant par l’intelligentsia. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens sont
arrêtés et condamnés à des peines de camp.
Deux
considérations apparaissent comme fondamentales pour définir la famine
ukrainienne de 1932-1933 comme un génocide au sens de la Convention de l’ONU de
décembre 1948 : l’intentionnalité et le ciblage ethnique-national du
groupe (l’article II de la Convention ne reconnaissant que les groupes
nationaux, ethniques, raciaux et religieux - et non les groupes sociaux ou
politiques). L’intentionnalité semble suffisamment établie ; à cet égard,
la résolution du 22 janvier 1933, signée de Staline et ordonnant le blocus de
l’Ukraine et du Kouban, région du Caucase du nord peuplée majoritairement
d’Ukrainiens, blocus ayant pour conséquence une aggravation intentionnelle de
la famine dans les régions de population ukrainienne et dans celles-ci
uniquement , est un document capital. Sur la question du groupe-cible - Staline
visait-il les paysans d’Ukraine et du Kouban en tant que paysans ou en tant
qu’ukrainiens ? - point crucial s’agissant de la qualification de
génocide, les avis divergent. Je rappellerai simplement ici que pour Staline,
la question paysanne ukrainienne était « par essence, une question
nationale, la paysannerie constituant la force principale du mouvement
national » (1925). Briser la paysannerie ukrainienne, c’était briser le
plus puissant mouvement national capable de s’opposer au processus de
construction de l’URSS. Au moment même où la famine décimait la paysannerie
ukrainienne, toute la politique d’ukrainisation menée depuis le début des
années 1920 était condamnée ; les élites culturelles et religieuses
ukrainiennes poursuivies et massivement arrêtées ; les Ukrainiens vivant
hors d’Ukraine (notamment au Kouban, région du Caucase du nord
administrativement rattachée à la Russie) soumis à une politique de
russification. Cette orientation spécifiquement anti-ukrainienne permet donc de
qualifier de génocide l’ensemble des actions politiques menées
intentionnellement, à partir de la fin de l’été 1932, par le régime stalinien
pour punir par la faim et par la terreur la paysannerie ukrainienne, actions
qui eurent pour conséquence la mort de plus de quatre millions de personnes en
Ukraine et au Caucase du nord. Je signale à cet égard qu’un texte, tout
récemment retrouvé dans les archives, de Raphael Lemkin, l’inventeur du concept
de génocide, montre, sans ambigüité, que Lemkin considérait la famine organisée
de 1932-1933 en Ukraine ( et les répressions menées conjointement contre les élites
culturelles et spirituelles, ainsi que la politique de russification) comme un
génocide contre le peuple ukrainien. « The classic example of Soviet genocide, its
longest and broadest experiment in Russification - the destruction of the
Ukrainian nation. Il n’en reste pas moins que le Holodomor a
été très différent de l’Holocauste. Il ne se proposait pas l’extermination de
la nation ukrainienne tout entière, dans sa totalité. Il ne reposa pas sur le
meurtre direct des victimes. Il fut motivé et élaboré sur la base d’une
rationalité politique et non pas sur des fondements ethniques ou raciaux.
Toutefois, par le nombre de ses victimes, le Holodomor, replacé dans son
contexte historique, est le seul événement européen du XXème siècle qui puisse
être comparé aux deux autres génocides, le génocide arménien et l’Holocauste.
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